Sempé, le grand dessinateur français mondialement célèbre grâce à ses couvertures du New Yorker et à ses livres, jouit d’une belle rétrospective de son travail à Rueil-Malmaison, en banlieue parisienne. L’occasion pour L’Œil d’aller toquer à sa porte…
Aujourd’hui, cela m’amuse de regarder mon travail. Cela me rappelle des moments, des époques, des gens que je connaissais, sans faire d’effort. Cela me plaît assez de revoir tout ça.
Dans les années 1950, vous m’auriez arrêté dans Paris à quelque endroit que ce fût, et vous m’auriez demandé une direction de métro pour aller quelque part, je vous l’aurais donnée tout de suite. Je connaissais Paris par cœur. Je bougeais tout le temps pour proposer mes dessins dans n’importe quel endroit qui était susceptible de les publier. C’est comme ça que j’ai appris à connaître Paris. Aujourd’hui, c’est différent
Les dessinateurs m’ont beaucoup impressionné et surtout ceux du New Yorker que j’adorais et que j’adore encore. Ces gens-là – Steinberg, Bosc… – étaient formidables, ils ont inventé quelque chose, à la perfection.
Ah ! Écoutez, tous ! J’ai fourré mon nez partout, je les ai copiés sans arrêt, je m’en suis inspiré, je m’en suis repenti, j’ai recommencé, je les ai adorés. Quand j’ai commencé au New Yorker, le patron du journal – il était tout petit –, William Shawn, était un être redoutable. Lui seul prenait les décisions et il était implacable. Un jour, à Londres, lors d’une exposition de dessins du New Yorker, un journaliste anglais pose une question au directeur artistique et lui demande : « Qu’est-ce qui fait une couverture du New Yorker ? » La réponse du directeur artistique a été : « Ce qui fait qu’un dessin est une couverture du New Yorker ? C’est quand le New Yorker le publie. » Un point c’est tout.
Non, je n’aurais jamais osé leur envoyer mes dessins. Je pensais que cela ne servait à rien et qu’en plus, ils ne me répondraient pas. Je me trompais. Quand j’ai reçu la lettre du journal, là, je n’ai pas rigolé. Pendant un mois, je suis resté sans dormir. Après, j’ai travaillé comme un fou, et de guerre lasse j’ai envoyé des dessins. Cela a marché.
Puisque vous me poussez dans mes retranchements, j’avais une caractéristique désagréable : j’étais bègue. J’avais vu une émission à la télévision, dans laquelle de grands professeurs expliquaient que lorsqu’on est bègue, on l’est à vie… C’est pourtant un bègue qui, aujourd’hui, vous parle sans bégayer ! J’ai donc été obligé de travailler beaucoup, pour bégayer un peu moins. Malheureusement, dès que j’essayais de parler un peu l’anglais, je me remettais à pétarader de plus belle. C’était ridicule.
Cela dépend. Parfois, mes légendes sont longues, un peu trop longues même. Vous savez, je ne me pose pas la question : j’attends d’avoir le matériel pour faire un dessin, autrement dit une idée, même si elle est vague. Sa réalisation et son achèvement se font toujours un petit peu dans la douleur.
Les deux. Je ne fais pas de différence. Une légende, pas de légende… : c’est du dessin d’humour.
C’est l’humour forcément ! Je ne sais pas comment le dessin vient. Je cherche, je perds un temps fou, je m’épuise, je recommence… Je suis obligé d’avoir une idée de départ, comme un monsieur rencontrant un autre monsieur dans la rue et lui serrant la main. Peut-être y aura-t-il une légende assez longue et, avec beaucoup de chance, assez drôle. Mais la base, c’est qu’un mec rencontre un autre mec et qu’ils se serrent la main. Et pour que cela fonctionne bien, cela me prend du temps. Je n’ai en réalité pas beaucoup de facilité pour le dessin. C’est beaucoup de boulot.
Ça, il faudra le demander à Martine Gossieaux [son agent et galeriste, ndlr]. C’est elle qui s’occupe de tout ce qui est arrangement, travail, business… Mais cela ne me dérangerait pas, non.
Il serait à Paris. J’ai adoré Paris ; j’adore Paris !
Cela m’est arrivé fort souvent. Et notamment parce que j’ai la chance que la Joconde « m’aime » beaucoup, c’est comme cela. Un jour que je la regardais, elle m’a dit : « Écoute Sempé, je t’en supplie, emmène-moi. Mon rêve, c’est d’aller dîner chez Lipp. » Je lui ai dit oui, parce qu’elle est gentille. Léonard lui avait montré comment ouvrir n’importe quelle serrure avec n’importe quel petit bout de fer. Alors j’ai demandé à des amies des vêtements féminins ; elle a farfouillé, elle a choisi, elle était ravie, elle s’est habillée comme elle l’a voulu et nous sommes allés chez Lipp. Elle était habillée bizarrement, avec beaucoup de goût. Elle était folle de joie et nous sommes devenus très amis.
C’est un immense chef-d’œuvre ! Un phénomène comme l’apparition de la Lune et du Soleil.
Oui, beaucoup. Il est difficile de ne pas aimer certaines peintures de Manet, de Michel-Ange, de Monet… Mais je ne suis pas peintre, pas du tout.
Vermeer, Michel-Ange et les autres sont des dieux qui descendent du Parnasse de temps en temps. Ils nous font quelque chose, puis repartent, avant de revenir quelques années ou quelques siècles plus tard. C’est un va-et-vient.
Non, je ne sais pas faire ça. Un jour où j’embêtais la mère de ma fille, l’illustratrice Mette Ivers, elle m’a dit : « Écoute, voilà, débrouille-toi avec tout ça ! » J’ai pris ses pinceaux et j’ai fait une gare. Une petite gare de province, dont j’étais très fier et que je montrais à tout le monde. Elle n’a pas rencontré l’enthousiasme que j’espérais susciter en me lançant dans le noble art. Après cela, je n’ai plus continué.
Le dessin d’humour est comme le jazz : une période révolue. Après, il y a eu autre chose : le dessin politique, le dessin de bande dessinée, le dessin d’illustration… Le dessin humoristique se suffisait à lui seul, c’était un univers qui me captivait, un univers qui avait ses règles très strictes. Comme certaines musiques, comme certains écrits. Mon cher ami Duke Ellington a dit un jour : « Le jazz est à la musique ce que le dessin d’humour est au dessin académique. » J’étais très touché qu’il passe du temps à réfléchir à cela.
J’eusse aimé. Steinberg, par exemple, est un très grand artiste. Je trouve qu’on est injuste envers lui. Steinberg était très désireux d’être représenté dans les musées et d’exister sur le marché de l’art. Il était comme cela.
Il y a une différence de niveau. Je ne peux pas me comparer à Steinberg.
Qu’est-ce qu’a de plus un athlète qui court le 100 m en 10 secondes par rapport à celui qui court le 100 m en 12 secondes ? Deux secondes, ce n’est pas beaucoup, et pourtant… Steinberg, c’est le meilleur. Il y a un mélange de poésie, de satire, de lyrisme dans ses dessins…
Je n’aime pas beaucoup, non… Les personnages y ont une sacoche où l’on marque leur nom dessus.
Si vous m’apprenez que la reine Elizabeth a perdu son chapeau, qu’il est tombé de son carrosse, que quelqu’un s’est précipité pour le lui ramasser, ce n’est pas le chapeau ni la reine, ni même la personne qui le lui a rendu que je retiens, c’est l’ensemble qui me plaît et qui provoque un dessin.
Le dessin d’humour est international, mais avec de légères nuances bien sûr. C’est comme si vous disiez que les femmes bronzées bronzent toujours de la même façon. Non. Elles vont en vacances, elles bronzent, mais n’ont pas toutes le même bronzage.
Un petit peu oui, forcément. Ce sont mes mouvements d’humeur. Ce n’est pas le fond de ma nature, ce n’est pas la base, je n’ai pas de hargne à montrer. J’ai des rêves à montrer, mais de la hargne, ça non !
C’est le sentiment… Tenez, l’autre jour, j’ai vu un dessin de Chaval qui m’a fait pleurer de rire. Il est extraordinaire, complètement dingo. C’est un saint qui est sur un scooter. De la fumée sort du tuyau d’échappement de l’engin qui file sur la route. Au loin, il y a une déviation. Afin d’indiquer qu’il va tourner, le saint déploie une de ses ailes pour indiquer la direction dans laquelle il va tourner. C’est merveilleux qu’un adulte dessine cela !
J’ai des dessins de dessinateurs que j’adore, des dessins d’humour que j’embrasse régulièrement. Vraiment, je les adore. Mais c’est tout. Autrement, je serais facilement collectionneur si j’avais de l’argent.
Des gens que j’aime, de Léonard à Raoul Dufy. J’aime une énorme quantité de gens. Magritte bien sûr, je l’ai beaucoup aimé. Il était formidable ce type.
Oui, bien sûr. Les éditeurs éditent encore des livres, heureusement.
Un jour que je travaillais en écoutant la radio, un journaliste a dit à Michel Tournier qu’il était l’auteur français le plus traduit à l’étranger. Michel Tournier lui a répondu : « Oui, mais on ne dit jamais à combien d’exemplaires. »
Je reçois parfois des livres traduits dans des langues que je ne connais pas du tout. Lorsque je demande de quelle langue il s’agit, on ne peut pas toujours me répondre. Mais ce ne sont jamais des éditions grandioses qui vont bouleverser le marché de l’art…
Ça, ça me fait plaisir.
Je me suis dit « Il faut continuer, on va voir ! », mais j’avais vraiment beaucoup de mal à gagner ma vie. C’était très difficile. Alors je faisais tout ce qu’on me proposait, je bondissais dessus.
Vers 34-35 ans. Avant, c’était l’enfer ; très difficile.
Bien sûr.
Non, mais je craignais que cela soit de mauvais goût, une insulte ou la bêtise dont je suis tout de même enduit. Voilà pourquoi je peux me censurer.
J’aimerais assez cela. Mais c’est assez prétentieux d’exiger des choses pareilles.
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Sempé : « Le dessin d’humour est comme le jazz, une période révolue »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°732 du 1 mars 2020, avec le titre suivant : Le dessin d’humour est comme le jazz : une période révolue